“La vue du glacier du Talefre est ici majestueuse et terrible. Comme la pente par laquelle il descend est extremement rapide, les glacons se pressant mutuellement, se dressent, se relevent, et presentent des tours, des pyramides diversement inclinees, qui semblent pretes a ecraser le voyageur temeraire qui oseroit s’en approcher.
“Pour parvenir au sommet de ce glacier, ou il est moins incline et par cela meme moins inegal, nous gravissons le rocher qui est a la gauche du cote du couchant. Ce rocher se nomme le Couvercle; il est domine par une cime inaccessible, qui, suivant l’usage du pays, est decoree du nom aiguille, et, en prenant le nom du glacier le plus proche, s’appelle l’aiguille du Talefre.
“La pente, par laquelle on gravit le couvercle, est excessivement rapide; on suit une espece de sillon creuse dans le roc par la nature; quelques pointes de roc aux quelles on se cramponne, en montant avec les mains, autant et plus qu’avec les pieds, ont fait donner a ce passage le nom d’egralets ou de petits degres. Ce passage n’est cependant point dangereux, parce que le roc, qui est un granit tres-coherent, permet d’assurer toujours solidement les mains et les pieds; mais la rapidite le rend un peu effrayant a la descente.
“Lorsqu’on est au haut des egralets, on suite un pente beaucoup moins rapide; on marche tantot sur du gazon, tantot sur de grandes tables de granit, et on arrive ainsi au bord du plan du glacier du Talefre. On nomme le plan d’un glacier la partie elevee et a-peu-pres horizontale dans laquelle on peut le traverser.
“Nous avions mis une heure et un quart a monter du glacier de Lechaud au plan de celui du Talefre. Nous fumes tentes de nous reposer un moment avant d’entrer sur celui-ci. Tout nous invitoit a choisir cette place, un beau gazon arrose par un ruisseau qui sortoit de dessous la neige et qui rouloit son eau crystalline sur un sable argente, et ce qui etoit plus seduisant encore, une vue d’une etendue et d’une beaute dont une description ne peut donner qu’une bien foible idee.
“Sec. 631. En effet comment peindre, a l’imagination des objets qui n’ont rien de commun avec tout ce que l’on voit dans le reste du monde; comment faire passer dans l’ame du lecteur cette impression melee d’admiration et de terreur qu’inspirent ces immenses amas de glaces entoures et surmontes de ces rochers pyramidaux plus immenses encore; le contraste de la blancheur des neiges avec la couleur obscure des rochers, mouilles par les eaux que ces neiges distillent, la purete de l’air, eclat de la lumiere du soleil, qui donne a tous ces objets une nettete et une vivacite extraordinaires; le profond et majestueux silence qui regne dans ces vastes solitudes, silence qui n’est trouble que de loin en loin par le fracas de quelque grand rocher de granit ou de glace qui s’ecroule du haut de quelque montagne; et la nudite meme de ces rochers eleves, ou l’on ne decouvre ni animaux,