Qui sait si ce n’est pas pour ces raisons cachees que l’on est oblige de s’avouer que la plupart des grands poemes de l’humanite ne sont pas sceniques? Lear, Hamlet, Othello, Macbeth, Antoine et Cleopatre, ne peuvent etre representes, et il est dangereux de les voir sur la scene. Quelque chose d’Hamlet est mort pour nous du jour ou nous l’avons vu mourir sous nos yeux. Le spectre d’un acteur l’a detrone, et nous ne pouvons plus ecarter l’usurpateur de nos reves. Ouvrez les portes, ouvrez le livre, le prince anterieur ne revient plus. Il a perdu la faculte de vivre selon la beaute la plus secrete de notre ame. Parfois son ombre passe encore en tremblant sur le seuil, mais desormais il n’ose plus, il ne peut plus entrer; et bien des voix sont mortes qui l’acclamaient en nous.
Je me souviens de cette mort de l’Hamlet de mes reves. Un soir j’ouvris la porte a l’usurpateur du poeme. L’acteur etait illustre. Il entra. Un seul de ses regards me montra qu’il n’etait pas Hamlet. Il ne le fut pas un seul instant pour moi. Je le vis s’agiter durant trois heures dans le mensonge. Je voyais clairement qu’il avait ses propres destinees; et celles qu’il voulait representer m’etaient indiciblement indifferentes a cote des siennes. Je voyais sa sante et ses habitudes, ses passions et ses tristesses, ses pensees et ses oeuvres, et il essayait vainement de m’interesser a une vie qui n’etait pas la sienne et que sa seule presence avait rendue factice. Depuis je le revois lorsque j’ouvre le livre et Elsinore n’est plus le palais d’autrefois....
“La verite,” dit quelque part Charles Lamb, “la verite est que les caracteres de Shakespeare sont tellement des objets de meditation plutot que d’interet ou de curiosite relativement a leurs actes, que, tandis que nous lisons l’un de ses grands caracteres criminels,—Macbeth, Richard, Iago meme,—nous ne songeons pas tant aux crimes qu’ils commettent, qu’a l’ambition, a l’esprit d’aspiration, a l’activite intellectuelle qui les poussent a franchir ces barrieres morales. Les actions nous affectent si peu, que, tandis que les impulsions, l’esprit interieur en toute sa perverse grandeur, paraissent seuls reels et appellent seuls l’attention, le crime n’est comparativement rien. Mais lorsque nous voyons representer ces choses, les actes sont comparativement tout, et les mobiles ne sont plus rien. L’emotion sublime ou nous sommes entraines par ces images de nuit et d’horreur qu’exprime Macbeth; ce solennel prelude ou il s’oublie jusqu’a ce que l’horloge sonne l’heure qui doit l’appeler au meurtre de Duncan; lorsque nous ne lisons plus cela dans un livre, lorsque nous avons abandonne ce poste avantageux de l’abstraction d’ou la lecture domine la vision, et lorsque nous voyons sous nos yeux, un homme en sa forme corporelle se preparer actuellement au meurtre; si le jeu de l’acteur est vrai et puissant, la penible anxiete au sujet de l’acte, le naturel desir de le prevenir tout qu’il ne semble pas accompli, la trop puissante apparence de realite, provoquent un malaise et une inquietude qui detruisent totalement le plaisir que les mots apportent dans le livre, ou l’acte ne nous oppresse jamais de la penible sensation de sa presence, et semble plutot appartenir a l’histoire; a quelque chose de passe et d’inevitable.”