“Quand nous fumes une fois persuades que la mer n’avoit pas fait toutes les montagnes, nous entreprimes de decouvrir les caracteres distinctifs de celles qui lui devoient leur origine; et s’il etoit, par exemple, des matieres qui leur fussent propres. Mais nous y trouvames les memes difficultes qu’on rencontre dans tout ce qu’on veut classer dans la nature. On peut bien distinguer entr’elles les choses qui ont fortement l’empreinte de leur classe; mais les confins echappent toujours.
“C’est la, pour le dire en passant, ce qui a pu conduire quelques philosophes a imaginer cette chaine des etres ou ils supposent, que, de la pierre a l’homme et plus haut, les nuances sont reellement imperceptibles. Comme si, quoique les limites soyent cachees a nos sens, notre intelligence ne nous disoit pas, qu’il y a un saut, une distance meme infinie, entre le plus petit degre d’organization propageante, et la matiere unie par la simple cohesion: entre le plus petit degre de sensibilite, et la matiere insensible: entre la plus petite capacite d’observer et de transmettre ses observations, et l’instinct constamment le meme dans l’espece. Toutes ces differences tranchees existent dans la nature; mais notre incapacite de rien connoitre a fond, et la necessite ou nous sommes de juger de tout sur des apparences, nous fait perdre presque toutes les limites, parce que sur ces bords, la plupart des phenomenes sont equivoques. Ainsi la plante nous paroit se rapprocher de la pierre, mais n’en approche jamais reellement.
“On eprouve la meme difficulte a classer les montagnes; et quoique depuis quelque tems plusieurs naturalistes ayent aussi observe qu’elles n’ont pas toutes la meme origine, je ne vois pas qu’on soit parvenu a fixer des caracteres infaillibles, pour les placer surement toutes dans leurs classes particulieres.
“Apres avoir examine attentivement cet objet, d’apres les phenomenes que j’ai moi-meme observes, et ce que j’ai appris par les observations des autres; j’ai vu que c’etoit la un champ tres vaste, quand on vouloit l’embrasser en entier, et trop vaste pour moi, qui n’etoit pas libre d’y consacrer tout le tems qu’il exige. Je me suis donc replie sur mon objet principal, savoir la cause qui a laisse des depouilles marines dans nos continens, et l’examen des hypotheses sur cette matiere.
“Les phenomenes ainsi limites, se reduisent a ceci: qu’il y a dans nos continens des montagnes visiblement formees par des depots successifs de la mer et a l’egard des quelles il n’y a besoin de rien imaginer, si ce n’est la maniere dont elles en sont sorties: qu’il y en a d’autres au contraire, qui ne portent aucun des caracteres de cette cause, et qui, si elles ont ete produites dans la mer, doivent etre l’effet de toute autre cause que de simples depots successifs, et avoir meme precede l’existence des animaux marins. J’abandonne donc les classes confuses ou ces caracteres sont equivoques, jusqu’a ce qu’elles servent a fonder quelque hypothese; ayant assez de ces deux classes tres distinctes pour examiner d’apres elles tous les systemes qui me sont connus.