LE CHEVALIER.
La demarche que vous allez faire aupres du Marquis m’alarme.
HORTENSE.
Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. Defunt son parent et le mien lui laisse six cent mille francs, a la charge, il est vrai, de m’epouser ou de m’en donner deux cent mille: cela est a son choix; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sure qu’il a de l’inclination pour la Comtesse; d’ailleurs, il est deja assez riche par lui-meme: voila encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, a laquelle il ne s’attendoit pas; et vous croyez que, plutot que d’en distraire deux cent mille, il aimera mieux m’epouser, moi qui lui suis indifferente, pendant qu’il a de l’amour pour la Comtesse, qui peut-etre ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi? Il n’y a pas d’apparence.
LE CHEVALIER.
Mais a quoi jugez-vous que la Comtesse ne le hait pas?
HORTENSE.
A mille petites remarques que je fais tous les jours, et je n’en suis pas surprise. Du caractere dont elle est, celui du Marquis doit etre de son gout. La Comtesse est une femme brusque, qui aime a primer, a gouverner, a etre la maitresse. Le Marquis est un homme doux, paisible, aise a conduire; et voila ce qu’il faut a la Comtesse. Aussi ne parle-t-elle de lui qu’avec eloge. Son air de naivete lui plait: c’est, dit-elle, le meilleur homme, le plus complaisant, le plus sociable. D’ailleurs, le Marquis est d’un age qui lui convient; elle n’est plus de cette grande jeunesse:[3] il a trente-cinq ou quarante ans, et je vois bien qu’elle seroit charmee de vivre avec lui.
LE CHEVALIER.
J’ai peur que l’evenement[4] ne vous trompe. Ce n’est pas un petit objet que deux cent mille francs qu’il faudra qu’on vous donne si l’on ne vous epouse pas; et puis, quand le Marquis et la Comtesse s’aimeroient, de l’humeur dont ils sont tous deux, ils auront bien de la peine a se le dire.
HORTENSE.
Oh! moyennant[5] l’embarras ou je vais jeter le Marquis, il faudra bien qu’il parle; et je veux savoir a quoi m’en tenir. Depuis le temps que nous sommes a cette campagne,[6] chez la Comtesse, il ne me dit rien. Il y a six semaines qu’il se tait; je veux qu’il s’explique. Je ne perdrai pas le legs qui me revient si je n’epouse point le Marquis.
LE CHEVALIER.
Mais s’il accepte votre main?
HORTENSE.
Eh! non! vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu’il espere que ce sera moi qui le refuserai. Peut-etre meme feindra-t-il de consentir a notre union; mais que cela ne vous epouvante pas. Vous n’etes point assez riche pour m’epouser avec deux cent mille francs de moins: je suis bien aise de vous les apporter en mariage. Je suis persuadee que la Comtesse et le Marquis ne se haissent pas. Voyons ce que me diront la-dessus Lepine et Lisette, qui vont venir me parler. L’un, est un Gascon froid,[7] mais adroit; Lisette a de l’esprit. Je sais qu’ils ont tous deux la confiance de leurs maitres; je les interesserai a m’instruire, et tout ira bien. Les voila qui viennent. Retirez-vous.