LA COMTESSE. Mais vous me faites fremir!... Oh! les hommes! toujours les memes!... n’ayant jamais que leur vanite en tete; vanite de courage ou vanite d’esprit. Eh bien! tenez, pour vous punir, ou pour vous enchanter peut-etre ... qui sait?... voyez cette lettre de votre mere ... savourez les traces de larmes qui la couvrent ... dites-vous que si vous etiez condamne, elle mourrait de votre mort ... ajoutez que si je vous voyais arrete chez moi, je croirais presque etre la cause de votre perte et que j’aurais tout a la fois le desespoir du regret et le desespoir du remords ... allons, retracez-vous bien toutes ces douleurs ... c’est du dramatique aussi, cela ... c’est amusant comme un roman. Ah! vous n’avez pas de coeur!
HENRI. Pardon!... pardon!... j’ai tort!... oui, quand notre existence inspire de telles sympathies, elle doit nous etre sacree: je me defendrai ... je veillerai sur moi ... pour ma mere ... et pour ... (Lui prenant la main.) et pour ma soeur![45]
LA COMTESSE. A la bonne heure![46] voila un mot qui efface un peu vos torts. Pensons donc a votre salut ... cher frere ... et pour que je puisse agir, racontez-moi en detail ce coup de tete, dont me parle votre mere et qui vous a change, malgre vous, en conspirateur.
HENRI. Le voici. Vous le savez, ma famille etait attachee, comme la votre, a la monarchie, et mon pere refusa de paraitre a la cour de l’empereur.
LA COMTESSE. Oui; il avait la manie de la fidelite, comme moi!
HENRI. Mais le jour ou j’eus quinze ans: “Mon fils, me dit-il, j’avais prete serment au roi, j’ai du le tenir et rester inactif. Toi, tu es libre, un homme doit ses services a son pays; tu entreras a seize ans a l’ecole militaire, et a dix-huit dans l’armee.” Je repondis en m’engageant le lendemain comme soldat et je fis la campagne de Russie et d’Allemagne.[47] C’est vous dire mon peu de sympathie pour le gouvernement que vous aimez ... et cependant, je vous le jure, je n’ai jamais conspire ... et je ne conspirerai jamais! parce que j’ai horreur de la guerre civile, et que, quand un Francais tire sur un Francais, c’est au coeur de la France elle-meme qu’il frappe! Il y a un mois pourtant, au moment ou venait d’eclater la conspiration du capitaine Ledoux,[48] j’entre un matin a Lyon; je vois range sur la place Bellecour un peloton d’infanterie, et avant que j’aie pu demander quelle execution s’appretait ... arrive une voiture de place[49] suivie de carabiniers a cheval; j’en vois descendre, entre deux soldats, un vieillard en cheveux blancs, en grand uniforme, et je reconnais ... qui?... mon ancien general! Le brave comte Lambert,[50] qui a recu vingt blessures au service de notre pays! Je m’elance, croyant qu’on l’amenait sur cette place pour le fusiller! non! c’etait pis encore ... pour le degrader!... Le degrader!... Etait-il coupable? je l’ignore ... mais quelque crime politique qu’ait commis un brave soldat, on ne le degrade pas, on le tue!... Aussi, quand je vis un jeune commandant arracher a ce vieillard sa decoration,[51] je ne me connus plus moi-meme, je m’elancai vers mon ancien general, et, lui remettant la croix que j’avais recue de sa main, je m’ecriai: Vive l’Empereur!