L’homme est en mer. Depuis
l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il
sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim.
Il part le soir,
Quand l’eau profonde monte aux marches
du musoir.
Il gouverne a lui seul sa barque a quatre
voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles
toiles,
Remmaillant les filets, preparant l’hamecon,
Surveillant l’atre ou bout la soupe
de poisson,
Puis priant Dieu sitot que les cinq enfants
dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours
se reforment,
Il s’en va dans l’abime et
s’en va dans la nuit.
Dur labeur! tout est noir, tout est froid;
rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en
demence;
L’endroit bon a la peche, et, sur
la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Ou se plait le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point; c’est
grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondee et la
brume, en decembre,
Pour rencontrer ce point sur le desert
mouvant,
Comme il faut calculer la maree et le
vent!
Comme il faut combiner surement les manoeuvres!
Les flots le long du bord glissent, vertes
couleuvres;
Le gouffre roule et tord ses plis demesures
Et fait raler d’horreur les agres
effares.
Lui songe a sa Jeannie, au sein des mers
glacees,
Et Jeannie en pleurant l’appelle;
et leurs pensees
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux
du coeur.
III
Elle prie, et la mauve au cri rauque et
moqueur
L’importune, et, parmi les ecueils
en decombres,
L’ocean l’epouvante, et toutes
sortes d’ombres
Passent dans son esprit, la mer, les matelots
Emportes a travers la colere des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans
l’artere,
La froide horloge bat, jetant dans le
mystere,
Goutte a goutte, le temps, saisons, printemps,
hivers;
Et chaque battement, dans l’enorme
univers,
Ouvre aux ames, essaims d’autours
et de colombes,
D’un cote les berceaux et de l’autre
les tombes.
Elle songe, elle reve,—et tant
de pauvrete!
Ses petits vont pieds nus l’hiver
comme l’ete.
Pas de pain de froment. On marge
du pain d’orge.
—O Dieu! le vent rugit comme
un soufflet de forge,
La cote fait le brut d’une enclume,
on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan
noir
Comme les tourbillons d’etincelles
de l’atre.
C’est l’heure ou, gai danseur,
minuit rit et folatre
Sous le loup de satin qu’illuminent
ses yeux,
Et c’est l’heure ou minuit,
brigand mysterieux,
Voile d’ombre et de pluie et le
front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant et le
brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement.—
Horreur! l’homme dont l’onde
eteint le hurlement
Sent fondre et s’enfoncer le batiment
qui plonge;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre
et l’abime, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de
soleil!