C’est lui; l’homme en qui
vit et tremble le royaume.
Si quelqu’un pouvait voir dans l’oeil
de ce fantome,
Debout en ce moment l’epaule contre
un mur,
Ce qu’on apercevrait dans cet abime
obscur,
Ce n’est pas l’humble enfant,
le jardin, l’eau moiree
Refletant le ciel d’or d’une
claire soiree,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant
entre eux.
Non; au fond de cet oeil, comme l’onde
vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui derobe a la
sonde
Cette prunelle autant que l’ocean
profonde,
Ce qu’on distinguerait, c’est,
mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans
le vent,
Et, dans l’ecume, au pli des vagues,
sous l’etoile,
L’immense tremblement d’une
flotte a la voile,
Et, la-bas, sous la brume, une ile, un
blanc rocher,
Ecoutant sur les flots ces tonnerres marcher.
Telle est la vision qui, dans l’heure
ou nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maitre des
hommes,
Et qui fait qu’il ne peut rien voir
autour de lui.
L’armada, formidable et flottant
point d’appui
Du levier dont il va soulever tout un
monde,
Traverse en ce moment l’obscurite
de l’onde;
Le roi, dans son esprit, la suit des yeux,
vainqueur,
Et son tragique ennui n’a plus d’autre
lueur.
Philippe deux etait une chose terrible.
Iblis dans le Coran et Cain dans la Bible
Sont a peine aussi noirs qu’en son
Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre imperial.
Philippe deux etait le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un
reve.
Il vivait; nul n’osait le regarder;
l’effroi
Faisait une lumiere etrange autour du
roi;
On tremblait rien qu’a voir passer
ses majordomes;
Tant il se confondait, aux yeux troubles
des hommes,
Avec l’abime, avec les astres du
ciel bleu!
Tant semblait grande a tous son approche
de Dieu!
Sa volonte fatale, enfoncee, obstinee,
Etait comme un crampon mis sur la destinee;
Il tenait l’Amerique et l’Inde,
il s’appuyait
Sur l’Afrique, il regnait sur l’Europe,
inquiet
Seulement du cote de la sombre Angleterre;
Sa bouche etait silence et son ame mystere;
Son trone etait de piege et de fraude
construit;
Il avait pour soutien la force de la nuit;
L’ombre etait le cheval de sa statue
equestre.
Toujours vetu de noir, ce tout-puissant
terrestre
Avait l’air d’etre en deuil
de ce qu’il existait;
Il ressemblait au sphinx qui digere et
se tait,
Immuable; etant tout, il n’avait
rien a dire.
Nul n’avait vu ce roi sourire; le
sourire
N’etant pas plus possible a ces
levres de fer
Que l’aurore a la grille obscure
de l’enfer.
S’il secouait parfois sa torpeur
de couleuvre,
C’etait pour assister le bourreau
dans son oeuvre,
Et sa prunelle avait pour clarte le reflet
Des buchers sur lesquels par moments il
soufflait.
Il etait redoutable a la pensee, a l’homme,