Etant assis un soir a un concert a Buckingham Palace, aux cotes de la duchesse de Sutherland, il se leva tout a coup, et s’en fut au fond de la piece, ou il s’assit aupres de la duchesse d’Inverness. La chose fut remarquee, et l’on soupconna quelque querelle, aussi fut-il interroge par un ami sur la cause de son attitude, et il repondit et toute sincerite: “Je ne pouvais rester plus longtemps aupres d’un feu aussi vif: je me serais evanoui.” “Ah! tres bien: la raison est bonne en effet, mais au moins avez-vous dit a la duchesse de Sutherland la raison de votre changement de place?” “Tiens, non, je ne crois pas le lui avoir dit: mais j’ai dit a la duchesse d’Inverness pourquoi je venais m’asseoir pres d’elle.”
Il n’etait pas diplomate—comme on le peut voir—mais il avait de l’esprit, et sa conversation etait pleine d’anecdotes curieuses. Il avait converse avec Napoleon a l’ile d’Elbe. Celui-ci l’avait pris par l’oreille, et lui avait demande ce qu’en Angleterre on pensait des chances qu’il pouvait avoir de remonter sur le trone de France. “Sire,” repondit Russell, “les Anglais considerent vos chances comme nulles.” “Alors vous pouvez leur dire de ma part qu’ils se trompent.”
* * * * *
Autre physionomie interessante, celle de Lord Shaftesbury, un beau type d’aristocrate, au physique comme au moral, tres sensible et compatissant, un philanthrope bon et loyal, anti-esclavagiste militant. “Pauvres enfants,” disait-il en ecoutant le recit d’un inspecteur d’ecole d’enfants assistes. “Que pouvons-nous faire pour eux?” “Notre Dieu subviendra a tous leurs besoins,” dit l’inspecteur, en servant le cliche habituel. “Oui, sans doute, mais il faut qu’ils aient a manger tout de suite,” dit Shaftesbury, et sur l’heure il rentre chez lui, et expedie 400 rations de soupe. Le quiproquo d’un journaliste americain l’amusa fort. Devenu Lord Shaftesbury apres avoir longtemps porte le nom de Lord Ashley, il signa une lettre sur l’emancipation des esclaves des Etats-Unis du Sud. “Ou etait-il donc, ce lord Shaftesbury,” demandait le journaliste, “pendant que ce noble coeur, Lord Ashley, seul et sans appui, se faisait le champion des esclaves anglais dans les manufactures du Lancashire et du Yorkshire?” C’etait un type admirable de grand seigneur, et de grand coeur, et l’on comprend ce que lui disait Beaconsfield, avec un peu d’emphase, une fois qu’il prenait conge, apres lui avoir rendu visite dans son chateau: “Adieu, mon cher lord. Vous m’avez donne le privilege de contempler l’un des plus impressionnants des spectacles; de voir un grand noble anglais vivant a l’etat patriarcal dans son domaine hereditaire.”
Puis c’est Lord Houghton, qui avait de l’esprit et de la psychologie. Il venait de gagner une livre a un jeune homme de ressources tres modestes, au cours d’une partie de whist, et comme il empochait la piece: “Ah! mon cher enfant,” dit-il, “le grand Lord Hertford, que les sots appellent le mechant Lord Hertford, avait accoutume de dire: Il n’y a pas de plaisir a gagner de l’argent a un homme qui ne sent point sa perte. Comme c’est vrai!”